Jean-Baptiste Rinckel

Avocat

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pUBLICATIONS

Lutte contre les procédures-bâillons – Nouvelle directive européenne

Les personnes qui informent le public sur des sujets d’intérêt général – journalistes, défenseurs de l’environnement, chercheurs, universitaires, militants des droits de l’homme, etc. – contrarient parfois des intérêts particuliers, comme lorsqu’ils révèlent des agissements illicites.

Ce faisant, ils s’exposent à des mesures de représailles, dont l’objectif est de les réduire au silence. Celles-ci peuvent prendre la forme de menaces, d’agressions physiques, de harcèlement, d’atteintes à leurs biens, mais encore de procédures judiciaires : les procédures-bâillons (en anglais SLAPPs pour strategic lawsuits against public participation).

Ayant constaté que ce phénomène prend une ampleur préoccupante, ainsi que l’insuffisante et inégale protection des justiciables contre celui-ci à travers les Etats membres de l’UE, le législateur européen est en passe d’adopter une proposition de directive visant à protéger les personnes qui participent au débat public contre les procédures judiciaires manifestement infondées ou abusives.

En effet, le 27 février, cette proposition a donné lieu à un vote du Parlement européen tendant à son adoption. Issu d’un accord conclu en « trilogue » avec le Conseil et la Commission, le texte se trouve dans sa rédaction quasi-définitive et peut être consulté à l’adresse https://www.europarl.europa.eu/doceo/document/TA-9-2024-0085_FR.pdf

Le dispositif protecteur des « personnes qui participent au débat public » prévu par la directive consiste en différentes garanties procédurales que les Etats membres devront transposer dans leur droit national (I). Le champ d’application de ce dispositif est toutefois restreint (II).

I. Les garanties procédurales prévues par la directive

Caution. Selon la directive, lorsqu’une action en justice est intentée contre une personne en raison de sa participation au débat public, les juridictions des Etats membres doivent pouvoir ordonner au demandeur la constitution d’une caution.

Cette caution a pour finalité de garantir au défendeur le remboursement de ses frais de procédure, voire l’obtention de dommages-intérêts, s’il est établi que l’action est une procédure-bâillon.

Rejet rapide. Les juridictions doivent aussi pouvoir rejeter rapidement les demandes en justice manifestement infondées. Cela permet d’alléger au plus tôt le défendeur de la charge temporelle, psychologique et financière qui résulte de sa mise en cause devant un tribunal et de sa crainte d’être condamné.

Charge de la preuve. Dans le même sens, la directive prévoit un renversement de la charge de la preuve : ce n’est pas à la personne visée par une procédure en raison de sa participation au débat public de prouver qu’elle est manifestement infondée pour en obtenir le rejet rapide, mais à celui qui en est à l’origine de démontrer qu’il est en capacité de l’étayer sérieusement.

Frais de procédure et dommages-intérêts. Par ailleurs, la directive requiert que les personnes visées par des procédures-bâillons puissent obtenir le remboursement de leurs frais de procédure en intégralité, dont les frais d’avocat, outre la réparation de leurs préjudices.

Dissuasion. Les Etats membres sont encore enjoints de prévoir des sanctions effectives, proportionnées et qui dissuadent d’initier des procédures-bâillons. Ces sanctions peuvent consister en une amende civile ou la publication de la décision rejetant l’action comme manifestement infondée ou abusive.

Décision d’un Etat tiers. De surcroit, la directive dispose qu’une décision obtenue devant la juridiction d’un Etats tiers à l’Union européenne ne doit y recevoir aucun effet si elle a été rendue dans le cadre d’une procédure-bâillon.

Avec cette dernière règle et l’harmonisation des garanties procédurales dans l’ensemble de l’Union européenne, la directive entend priver de tout intérêt la « course aux tribunaux » (ou forum shopping), qui consisterait à choisir les juridictions des Etats dont les règles procédurales sont les moins protectrices de la liberté d’expression.

Toutefois, le progrès que la directive représente pour les personnes qui participent au débat public est limité par un champ d’application restreint.

II. Le champ d’application restreint de la directive

Champ d’application territorial. Seuls les contentieux ayant une « incidence transfrontière » sont concernés par le dispositif protecteur de la directive.

Les Etats membres ne seront donc pas tenus de le mettre en place pour les procès purement nationaux, c’est-à-dire ceux dont les parties sont domiciliées dans le même Etat membre et qui ne présentent pas de lien avec un autre Etat.

Champ d’application matériel. La directive ne s’applique qu’en matière civile et commerciale et s’agissant de procès régis par le droit procédural civil.

Les poursuites pénales sont donc exclues, de même que les actions civiles intentées dans le cadre de procédures pénales dès lors que leur examen n’est pas « entièrement régi par le droit procédural civil » mais « en totalité ou en partie par le droit de la procédure pénale » (considérant 19).

Les actions en diffamation engagées devant les juridictions pénales par des particuliers semblent donc exclues du dispositif protecteur de la directive. Cela constitue une lacune considérable car c’est la forme que les procédures-bâillons prennent très souvent.

La directive ne s’applique pas non plus aux matières fiscales, douanières, administratives, ni à la responsabilité de l’Etat, ni à l’arbitrage.

Toutefois, la directive n’empêchera pas les Etats membres de la « surtransposer », en prévoyant des garanties procédurales plus exigeantes et en leur donnant un champ d’application plus large.

Le délai pour transposer la directive sera de deux ans et vingt jours à compter de sa publication au Journal officiel de l’Union européenne. Dans ce délai, les Etats membres devront faire un état des lieux de leur droit, afin de déterminer dans quelle mesure il est déjà conforme aux exigences européennes et dans quelle autre il devra être modifié afin de les intégrer.